dimanche 10 avril 2016

Temps de l'adulte/temps de l'enfant II: le serpent du programme scolaire

Comme promis, voici la suite (mais pas encore la fin) de ma réflexion sur le temps de l'adulte et le temps de l'enfant.

Lorsqu'on cherche à définir ce qu'est la pédagogie Montessori, l'un des points qui revient évidemment, c'est le fait que l'éducateur s'adapte au rythme de l'enfant.
Quand l'enfant se développe à son rythme et que ce rythme a plutôt tendance à suivre celui de l'école traditionnelle, voire à le devancer, tout va bien. Et, de fait, avec la pédagogie Montessori, on se retrouve bien souvent avec des enfants qui lisent à 4 ans et demi, multiplient et divisent l'année du CP voire extraient des racines carrées ou cubiques vers 10 ans...

Mais quand arrive un enfant un peu différent qui ne se développe pas de la même manière que ses camarades, qui prend plus de temps que les autres pour avancer, et qui ne fait pas encore certaines activités dans l'année prévue pour cela par le programme de l'Education Nationale, comment, nous, adultes nous positionnons-nous?
Comment allons-nous régler le temps: sur celui, personnel, individuel de l'enfant? Ou sur celui de la société et du fameux Programme Scolaire qui s'attend à ce qu'à tel âge l'enfant soit capable de telle chose?

Donner du temps à l'enfant me semble de plus en plus la meilleure des choses à faire, et ce, à tous les âges. Je me souviens de ces 2 enfants de 3 ans, qui, en début d'année scolaire ne participaient jamais aux temps de ligne avec les autres. L'idée de venir s'asseoir avec les autres et de chanter avec eux leur semblait quelque chose d'inconcevable. Dans l'équipe ce fut une évidence que nous n'allions pas forcer ces enfants à venir sur la ligne. Nous les avons laissé observer de loin, apprivoiser ce rassemblement d'enfants. Au bout de quelques semaines, l'une s'est rapprochée de plus en plus jusqu'à venir s'asseoir spontanément sur le cercle. Quant à l'autre, en l'observant, nous avons vu qu'il était prêt mais n'osait pas. L'assistante est donc venue le chercher gentiment et il l'a suivie.

Dans ce cas précis, la décision de laisser tout son temps à l'enfant était facile à prendre. C'étaient des enfants très jeunes et cela ne concernait pas un domaine que l'imaginaire collectif associe au "programme" (même si effectivement, savoir prendre sa place dans le groupe fait partie du programme de petite section!). Mais il en va autrement dès qu'on touche au domaine du lire-écrire-compter! Pourtant, dans ces domaines aussi il nous faut faire preuve d'humilité.

Quand je travaillais à l'école il était parfois difficile de ne pas penser au programme scolaire. D'autant que nous avions fait le choix, en ouvrant l'école, de faire en sorte qu'un enfant amené à quitter l'école puisse réintégrer le système classique sans difficulté. Cela nous paraissait comme une évidence, à l'époque et cela rassurait énormément les parents. Pourtant, avec le recul de l'expérience tant de l'école que de l'instruction en famille, je me rends compte que c'est un piège.
En effet, comment respecter vraiment le principe de la pédagogie Montessori, comment respecter le rythme de tous les enfants, si le programme scolaire devient un objectif année par année? Cet objectif annoncé et qui, de fait, était tenu pour la majorité des enfants, a pu devenir un niveau d'exigence pour les parents et une source de tension autour d'enfants qui, justement, avaient le plus besoin qu'on leur donne le temps sans pression.

Nous avons accueilli à l'école des enfants avec des handicaps lourds: trisomie, retards importants de développement cognitif accompagnés de dysphasie... Pour ces enfants-là, nous n'avions paradoxalement pas de difficulté: les parents ne s'attendaient évidemment pas à ce que nous fassions suivre le programme à leurs enfants et nous nous réjouissions tous ensemble de chaque progrès. Effectivement, pas de pression avec ces enfants-là. Mais comment se positionner avec un enfant non handicapé qui n'avance pas au même rythme que les enfants de son âge?

Donna Bryant Goertz  raconte, toujours dans le même ouvrage (voir la partie I) , comment, toute jeune éducatrice elle doit progressivement revenir sur l'illusion qu'elle s'était faite en tant qu'étudiante. Elle imaginait en effet que, dans une classe Montessori, tous les enfants apprendraient plutôt rapidement et sans difficulté. Or, elle remarque au bout de quelque temps que "certains enfants semblent exiger beaucoup plus de temps que d'autres pour atteindre une intégration neurologique, sociale et intellectuelle."
Elle explique qu'au départ, avec son équipe, elle réagissait "à ces phénomènes avec un sentiment d'échec. (...) Ces situations suscitaient de l'anxiété." Mais grâce au soutien d'éducateurs expérimentés auxquels elle a alors fait appel, elle n'a pas baissé les bras et a continué d'appliquer la méthode avec confiance.
"Notre plus grand défi a été de vaincre notre peur et de redéfinir l'échec. Très tôt, nous avons pris l'engagement de préserver l'idéal Montessori dans la classe, et de donner plus de temps aux enfants qui en avaient besoin." Elle explique alors aux parents que, dans l'école, la majorité des enfants apprendront à lire entre 4 et 6 ans mais que certains le feront à 7, à 8 ou à 9 ans et que cela serait "considéré un éventail normal pour le développement des aptitudes de lecture." Et elle ajoute: "Le défi à relever par les éducateurs et les parents de nos élèves consistait à réviser nos idées préconçues sur les aptitudes que les enfants développent à des âges spécifiques et à élargir certains de nos principes - non pas de les changer mais de les élargir - pour nous permettre d'inclure les enfants dont le développement prend quelques années supplémentaires. Nous voulions inclure ces enfants sans les étiqueter et sans prescrire de médicaments."

J'aime beaucoup ce passage. On y trouve plusieurs idées fondamentales.
D'abord, comme elle le note très justement, sa première idée l'avait mise dans une position d'attente vis à vis du résultat des enfants. Quand le résultat n'a pas été au rendez-vous, cela a généré un sentiment d'échec suscitant de l'anxiété. Or si l'éducateur commence à se sentir anxieux vis à vis du résultat des enfants, comment cela pourrait-il créer un climat favorable à l'apprentissage?
La confiance de l'éducateur me semble un pré-requis fondamental, même si c'est plus facile à dire qu'à faire! Alors, si on se met comme objectif qu'on va amener les enfants à tenir le programme scolaire année par année, voyez quelle pression cela met immédiatement sur l'éducateur. D'emblée, c'est lui qui part avec un handicap.
Ensuite, grâce à un entourage approprié, elle a pu mettre le doigt sur un obstacle fort: les idées préconçues. "Un enfant doit savoir faire ceci à tel âge!" Si l'enfant ne s'en montre pas capable, ou bien on en rejette la faute sur l'enseignant et/ou sa méthode, ou bien on étiquette l'enfant d'une tare, pardon, d'une difficulté cognitive ou comportementale.
La réponse de son équipe a été à la fois "d'élargir" ses principes afin d'inclure plus d'enfants et d'éviter au maximum la médicalisation.

Quand j'ai découvert ce livre, il y a 3 ans, ce passage a éveillé un écho très fort avec ce que je ressentais. La confirmation que l'on pouvait laisser le temps au temps avec un enfant qui en avait besoin sans se précipiter tout de suite chez un médecin.
Loin de moi l'idée qu'il faille repousser tout recours à une aide médicale. Il y a malheureusement de véritables pathologies ou handicaps à repérer et à "traiter" le plus tôt possible, comme l'autisme. Mais n'en fait-on pas trop en se précipitant chez un spécialiste à la moindre difficulté?
Quelle image de lui-même se fait le petit de 4 ans qui a encore un petit défaut de langage et qu'on conduit tout de suite chez l'orthophoniste? Lui qui était heureux de parler et se faisait comprendre de tous, il a malgré tout quelque chose qui ne va pas et qu'il faut corriger.
Je me souviens d'un groupe d'orthophonistes venues en stage de formation Montessori et nous disant de prendre son temps avant d'envoyer un enfant en consultation d'orthophonie.
Notre société a une volonté forte de tout contrôler, surtout chez nos enfants. On veut de la norme. Les enfants nés en telle année devraient tous en être à tel point (en oubliant au passage que, dans un groupe d'âge, il pourra y avoir 1 an d'écart entre l'enfant né le 1er janvier et celui né le 31 décembre!). A force de vouloir normaliser à tout prix et d'aller voir le spécialiste immédiatement, nous créons des difficultés là où il n'y en avait pas et, de toute façon, nous allons à l'encontre de la construction d'une forte estime de soi, indispensable pour bien réussir...

Bien sûr, cela suppose un sacré lâcher-prise et nécessite de placer le curseur de nos attentes au bon endroit: celui qui permettra à l'enfant de développer ses qualités.

J'ai eu l'occasion, lors de mon expérience à l'école, de lâcher complètement les attentes scolaires dans un domaine avec un enfant qui était en âge de fréquenter le CP. Lors des 18 mois qu'il avait passé dans la classe 3-6 ans avant d'arriver dans ma classe, nous avions bien vu que ce petit garçon avait besoin de temps pour assimiler certaines choses. Le langage et le calcul n'étaient pas ses activités de prédilection. C'était un enfant qui était encore beaucoup dans le mouvement, l'observation des autres, toujours prêt à aller rendre service à un autre enfant et moins porté à se concentrer sur son propre travail. Très intéressé par le concret et comprenant très bien le système décimal, il avait néanmoins énormément de mal à mémoriser le nom des nombres de 1 à 10. Enfin, c'était un enfant certes très moteur mais qui ne dessinait pas, ni à l'école, ni à la maison.
Lorsqu'il est arrivé en 6-12 ans, c'était justement l'année où je venait de découvrir les travaux de la grapho-thérapeute Danièle Dumont et j'avais proposé tout un tas d'exercices à l'ensemble des enfants, en fonction de leur niveau d'écriture, dans le but de les aider à développer une écriture fluide et facile.
Mais ce petit garçon, lorsque je lui proposais des exercices pourtant destinés à des enfants de maternelle, montrait que sa main était loin d'être prête à l'écriture. Il lui manquait beaucoup d'éléments pour pouvoir rentrer correctement dans le tracé des lettres sans effort et quand il essayait d'écrire, la tension des doigts et du poignet était telle que son tracé était fait de micro-lignes brisées.
Cet enfant avait parfaitement l'âge du CP et, selon le programme, aurait dû pouvoir faire de l'écriture très régulièrement chaque jour. Mais quand je le regardais écrire, je souffrais pour lui et me disais que si nous continuions ainsi, nous ne réussirions qu'à provoquer un blocage et des douleurs dans le poignet pour cet enfant.
La seule solution qui m'est alors apparue a été d'arrêter de demander à cet enfant d'écrire. Je lui ai dit que je pensais que sa main n'était pas tout à fait prête et lui ai proposé d'arrêter d'essayer d'écrire pendant un temps mais de continuer à toucher ses lettres rugueuses, de reprendre certains matériels de vie pratique, essayer de faire du crochet et des formes à dessin (une activité qu'il n'avait presque jamais faite en 3-6, bien qu'elle lui ai été présentée), le tout accompagné de quelques exercices ludiques de Danièle Dumont pour travailler l'horizontalité. Je lui ai expliqué que sa main allait finir de se préparer en faisant d'autres exercices et qu'ensuite, il pourrait se remettre à écrire.
Nous étions alors en octobre. Pendant plusieurs mois, ce petit garçon a fait des tas de choses dans la classe, il faisait des dictée muettes, lisait des mots et des petits livrets, il écrivait des chiffres quand il calculait mais n'a plus écrit une seule lettre avec un crayon. Mais il reprenait avec plaisir des activités de vie pratique et faisait des tas de choses avec ses mains: tisser, broder, repasser, scier, planter, faire des gâteaux... Je lui proposais aussi des mandalas et il re-découvrait les formes à dessin.
En décembre, j'ai eu droit à mon premier "dessin" gentiment offert par lui: juste quelques à-plat de couleurs. En janvier-février, les premiers dessins figuratifs apparaissaient: guère plus que des bonshommes-têtards, mais au moins ils étaient là. Et puis, au retour des vacances de Pâques, il m'a demandé s'il pouvait essayer d'écrire des lettres sur le tableau ligné. C'était la première fois qu'il avait vraiment envie d'écrire.
Quand je suis repassée près de lui 10 minutes plus tard, je n'en ai pas cru mes yeux! Comme sa grande sœur était à côté de lui et l'aidait à travailler depuis le début de la matinée, j'ai pensé un instant que c'était elle qui lui avait fait un modèle. Mais non! C'était bien lui! De beaux "l" absolument magnifiques d'un tracé souple et élancé...
En discutant avec la maman, j'ai appris que pendant les vacances, l'envie d'écrire lui était venue et qu'il avait commencé à s'entraîner, tout seul. Par la suite, je lui proposé de reprendre son cahier d'écriture, laissé de côté depuis octobre. Et enfin il a commencé à écrire d'une écriture relativement liée, sans l'horrible crispation qui rendait tout illisible.

J'avais eu raison de laisser le temps, de ne pas vouloir forcer cet enfant à écrire dans l'espoir qu'il progresse en écrivant. Ceci-dit, dans cet exemple, vous remarquez peut-être que je n'ai pas juste laissé tombé cet apprentissage en me disant "on verra ça plus tard". Je me suis inspirée de mes lectures montessoriennes, de Donna Bryant-Goetz, mais aussi de E.M. Standing. Dans sa biographie de Maria Montessori, Standing parle très bien de l'importance que joue l'adulte sur l'enfant par l'influence qu'il peut avoir sur le milieu.
C'est une notion très montessorienne: quand nous voulons obtenir quelque chose d'un enfant, ce n'est pas sur lui que nous devons faire peser notre influence, mais sur le milieu que nous offrons à l'enfant: notre manière d'être ainsi que les activités que nous pouvons offrir à l'enfant. Par exemple, plutôt que de répéter sans cesse une règle que les enfants ne suivent pas, proposer une activité aux enfants qui va leur permettre de réussir à respecter la règle.
Dans le cas de cet enfant, c'est précisément ce que j'ai essayé de faire: proposer un ensemble d'activités variées qui n'étaient pas l'écriture pour amener cet enfant à l'écriture. D'ailleurs, si on prend le temps de relire les passages de "Pédagogie scientifique T1" consacrées à la calligraphie, on voit bien que, pour Maria Montessori, ce n'est pas en écrivant qu'on se perfectionne dans l'art d'écrire mais en pratiquant encore et encore tout un tas d'exercices préparatoires: "Nos enfants, même ceux qui écrivent déjà depuis un an, continuent toujours les 3 exercices préparatoires qui ont provoqué si parfaitement le langage graphique: nos enfants apprennent donc à écrire et se perfectionnent dans l'écriture sans écrire."

Cet épisode de mon expérience à l'école a été vraiment important pour moi et j'y re-pense régulièrement. Pas un instant je ne regrette la décision que j'ai alors prise. Mais il m'arrive souvent de repenser à l'organisation de la classe à la lumière de cet épisode.
Que se serait-il passé pour tel ou tel enfant si j'avais pu plus lâcher prise? Si j'avais eu moins en ligne de mire les compétences attendues pour un enfant à chaque âge?
Voilà encore un sujet sur lequel je me pencherai bientôt dans un autre billet car celui-ci est déjà bien assez long comme cela.

Et vous? Qu'en pensez-vous? Avez-vous vécu des expériences semblables? N'hésitez pas à m'en faire part en commentaire.